Le masque du démon (La Maschera del demonio), un film de Mario Bava (Italie, 1961)
1960, quelque part en Italie. Mario Bava est un jeune chef opérateur et photographe italien, bien connu des studios. Il a déjà participé à une trentaine de films (péplum, western, horreur et SF) et parfois même, il les termine à la place des réalisateurs (qui quittent le plateau peu scrupuleusement…). Ce sera entre autres le cas sur le tournage de Catiki, le monstre venu de l’espace. Mais, en cette année 1960, les studios lui offrent enfin la possibilité de faire son propre film. Le jeune réalisateur décide alors de réaliser un long métrage d’épouvante, en noir et blanc, avec une jeune actrice anglaise Barbara Steele.
Le pari est audacieux et même risqué. Les studios y croient-ils ? Je ne saurais le dire. Là où tout le monde tourne en couleur, comme le fait la Hammer en 1958 avec le premier Dracula en couleur, Bava opte pour le noir et blanc. Là où les studios américains délaissent l’horreur pure pour faire des films d’épouvante sérieux, avec des acteurs graves et des sujets qui se veulent réfléchis (comme ce sera le cas pour Rosemary’s Baby par exemple, tourné quelques années plus tard) le réalisateur italien décide de plonger dans le morbide, le grotesque et le sombre. Film de vampire sans vampire, dont le scénario est bancal, vaguement inspiré d’une nouvelle de Nicolas Gogol, avec à l’affiche une actrice à peine connue... rien ne prédestine le métrage à devenir un grand film, voire tout simplement un bon film. Et pourtant…. La bande est grandiose, citée aujourd’hui parmi les chefs-d'œuvre de l’épouvante, qui tantôt inspire Burton, tantôt Tarantino et bien d’autres. Un film qui traverse le temps et qui a fait frémir bien des générations. Toutes les contraintes, les problèmes cités plus haut, ont été autant de facteurs créatifs pour Mario Bava qui, dès son premier métrage, crée un chef-d'œuvre gothique. Preuve en est, il s’exportera très bien cette même année sous le titre Black Sunday. Le film met au monde la première scream girl : Barbara Steele.
Mario Bava & son actrice sur le tournage de La Maschera del demonio
Mais de quoi s’agit-il exactement ? Un professeur et son jeune étudiant réveillent par inadvertance une sorcière vampire. Les deux importuns se promenaient alors au clair de lune, au fond d’une crypte (normal !). Ainsi réveillée, la créature vient hanter une famille de sa descendance. Elle revient d’entre les morts pour se venger. Grotesque et macabre, beau et troublant, avec l’imagerie gothique en grande pompe et ce synopsis épais comme un papier à cigarette, Bava nous offre une leçon de violence visuelle et de photographie cinématographique éblouissante !
Le film s’ouvre sur un procès, un buché ; une scène culte vue et revue cent mille fois, fourmillante de détails, de lumière, de visible et d’invisible, où tout est maitrisé, du moindre geste d’acteur au moindre morceau du décor. Une scène presque tournée comme un documentaire, avec un air de docu-fiction sur le Moyen-Âge, sur l’Inquisition. Une scène traversée de part en part par la troublante lumière de Bava, crépusculaire et mouvante, ainsi que par le visage fou, torturé, sur lequel on apposera le fameux masque, la marque du démon, celui de Barabra Steele. Une scène magnifique donc, belle, mais violente. Et là, interviennent le génie du réalisateur et sa volonté d’utiliser le noir et blanc. Ce noir et blanc qui, bien sûr, renvoie à l’imagerie du cinéma expressionniste, sans manquer de nous rappeler Dreyer (Jeanne D'Arc, Vampyr). Qui nous ramène aussi à La sorcellerie à travers les âges de Benjamin Christensen. Ce noir et blanc somptueux a aussi un dessein simple : éviter la censure et rendre le film visible par tous. Faire du beau et aussi, dans un certain sens, du commercial. En couleur, le sang coulerait, les chairs brulées seraient bien plus réalistes encore et la scène, cette scène qui marque le cinéma mondial, plongerait dans le gore alors que, ainsi présentée, avec la patte d’un réalisateur de génie, elle devient tout autre… L’épouvante et le gore ne sont séparés que par une bien fragile barrière : la couleur. L’horreur devient ici une poésie gothique, entre Edgard Allan Poe et La sorcière de Michelet ! Spectacle absolument magnifique qui ouvre alors le film et qui plonge le spectateur dans une ambiance formidable qui ne le lâchera plus de tout le métrage. Bava crée une ode à l’horrible, au macabre, au cruel et aussi une formidable histoire d’amour, digne du Dracula de Stocker.
Le réalisateur demande à ce que toutes les dents de vampire qui devaient apparaître dans le film soient supprimées. Steele campe alors un personnage hybride, ni vampire, ni sorcière. Un instant, on croit même que c’est elle la victime, que c’est l’autre créature qui est châtiée. Mais non….La femme tentation, la femme manipulatrice, la femme vampire qui veut la jeunesse éternelle, qui veut séduire cette même jeunesse, est bien mise en scène dans le film. Thème immuable et pas très original il faut l'avouer, s’il n’y avait pas pour tenir le rôle phare une grande actrice. Barbara Steele va jouer ici deux rôles : la femme sorcière-vampire et la jeune femme, descendante de la première. Jeune femme frêle, qui vit presque seule dans un grand château entre son père (rendu à moitié fou par la malédiction qui pèse sur la famille) et son frère. Une fois de plus, la photographie absolument géniale et les décors subliment le tout. Alors, si vampire il y a, vampire sans dent longue (et qui ne brille pas le jour !!). Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit, une femme dont la beauté est si admirable que même dans le caveau, même enterrée, elle continue à troubler, envouter les hommes, les poussant au pire. Et c’est d’ailleurs bien à coup de pieux (dans l’œil, c’est bien plus « gore » et bien plus terrible) qu’il faut tuer le démon. Ici, le vampire est « belle » mais elle est aussi un monstre puisque la beauté ne doit pas se contenter d’être physique.
Le premier danger auquel sont exposés les protagonistes est la folie, la perte de raison qui conduit à l’irréparable. Et c’est là, à mon sens, qu’est l’intelligence du script. En effet, la première personne qui est envoutée est justement le symbole de la raison, de la rationalité ; c’est le vieux scientifique, le professeur. Celui qui sait, celui qui pense, celui qui se rend en tant que professeur émérite à une conférence. C’est aussi celui qui, dans le château, est un somnambule, un être devenu « déraisonner », celui qui perd son jugement et sa sagesse pour les beaux yeux d’une femme… C’est tout le thème du Dracula de Stocker et c’est aussi tout le thème du Cabinet du docteur Caligari et du cinéma expressionniste allemand.
Mais, et c’est là aussi la subtilité de l’écriture, ici le même visage peut être celui de l’amour et celui qui guide la jeunesse (l’apprenti scientifique ici) vers les voix de la raison, de l’aventure, et qui peut conduire vers un dénouement heureux. Le film est entièrement tourné de nuit ou presque, mais, la lumière peut surgir là ou on ne l’attend plus. C’est d’ailleurs tout le thème gothique et tout le gothisme par excellence ! Il ne faut pas voir la ruine, c'est-à-dire qu’il ne faut pas voir ce qui n’est plus, mais ce qui sera et ce qui demeurera. Le gothisme est la recherche de lumière, et la lumière est la condition sine qua non à la photo et au cinéma…Le masque du démon est donc un film gothique dans ses attributs, c’est à dire avec tous les artifices du gothisme (passages secrets, vieux châteaux, ruines, pleine lune, etc.) mais il est aussi une recherche de lumière, une famille qui cherche la stabilité, une femme qui cherche l’amour et qui le trouvera, des hommes qui tentent d’apprivoiser leurs démons… Des êtres qui s’allient au final pour être meilleurs.
Mario Bava signe donc ici un film à la beauté plastique envoutante, où tout tient aux jeux de lumière absolument magnifiques, et à une actrice qui marque de sa présence un métrage qui a traversé les temps, faisant frémir des générations et des générations de spectateurs. Tableaux romantiques et sombres, reprenant tout ce que la littérature noire a de bon pour « créer » un certain gothisme à l’italienne, bien loin de ce que proposaient les studios de l’époque. Avec une économie de moyen hallucinant (voire la séance de transformation finale) Bava nous offre une bande qui a inspiré bon nombre de réalisateurs, avec des images rarement égalées ; sombres, violentes pour certaines, émouvantes pour d’autres mais que vous n’oublierez pas de si tôt. Mario Bava est tout simplement l’un des plus grands réalisateurs d’épouvante (et pas uniquement) qui soient. Bientôt, je vous parlerai du Giallo…En attendant, je vous laisse trembler en noir et blanc !
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